Nous traversons le présent les yeux bandés.
Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens.
Le présent ne devient dès lors généralement maitrisable qu’au moment où il fait déjà partie du passé et ne s’éclaire en définitive qu’à la lumière de ce passé qui le recouvre.
C’est comme cela que le temps, aux deux bouts de la vie, s’y prend pour rendre l’être humain un peu plus sage.
Les enfants, eux, sont sages sans le savoir, en acceptant de laisser passer le temps sans chercher à le précipiter tandis que les personnes âgées, elles, se mettent à faire preuve de sagesse quand elles cessent de lutter contre le flux du temps pour vivre ce qu'il leur reste à vivre en baissant les armes.
Les uns et les autres se rencontrent alors dans la grand-parentalité, cette forme éducative douce, ce modèle pédagogique du temps apaisé à travers lequel le petit enfant et l’homme plus âgé se s'opposent plus aux heures qui passent, en leur laissant prendre tout leur temps pour s’écouler lentement.
C’est comme cela qu’en déroulant le fil de leurs existences, les hommes en font une histoire sans, étant enfant, savoir à priori grand-chose de l’histoire qu’ils feront et sans nécessairement au bout du compte, parvenir à donner une signification à cette histoire.
Chaque vie humaine prend la forme d’une histoire. Toute vie humaine imite pour cela le cours de l’Histoire, elle est d’abord enfouie dans une immobile lenteur, celle de l’enfance, puis, peu à peu, et de plus en plus, elle s’accélère pour passer au grand-âge et nous laisser à nouveau, un peu étonné d’avoir vécu, rendre au temps sa lenteur naturelle.
C’est comme cela que les personnes plus âgées, retrouvent le temps lent que connaissent les enfants. Ils s’amusent alors, en revêtant leur costume de grands-parents, à égayer leur âme un peu assombrie par les épreuves de la vie chaque fois qu'ils la voient reprendre instantanément des couleurs au contact vivifiant des âmes blanches de leurs petits-enfants.
Voilà donc ce qui se cache derrière le rôle que jouent les grands-parents dans l’éducation des petits enfants, l’art de se retrouver ensemble dans un même rapport au temps apaisé parce que ni l’un ni l’autre ne se montre trop pressé.... L’alchimie éducative se réalise alors magiquement à travers ce temps apaisé de la rencontre entre un grand-parent qui, comme le disait si joliment Victor Hugo, admire ébloui la grandeur des tout petits et un enfant qui découvre avec bonheur que la vieillesse adoucit merveilleusement le rythme effréné de tous ces gestes trop pressés des plus grands quand ils luttent contre le temps...
Bruno Humbeeck